- SCHIZOPHRÉNIE ET SOCIÉTÉ
- SCHIZOPHRÉNIE ET SOCIÉTÉPar la rencontre de leurs discours respectifs sur la folie, sur l’inconscient, sur l’existence, le psychiatre, le psychanalyste et le philosophe semblaient naguère, et par moments au moins, devoir parvenir à un accord dont le paradigme eût été symboliquement figuré par le triple exemple de Bleuler cherchant, en réaction contre Kraepelin, une compréhension plus structurelle de la nosographie des psychoses; de Freud faisant du délire une tentative positive pour restaurer une scène commune avec autrui et avec le monde ou mettant le délire au compte du réel lui-même; de la phénoménologie, enfin, comme effort pour comprendre le sens existentiel de la folie jusqu’à voir dans l’activité délirante «une limitation ou une rupture de l’autisme» (A. De Waelhens, La Psychose , 1972). En réfléchissant sur la folie, que l’histoire de la société et celle de l’insensé font apparaître comme une possibilité intrinsèque de l’existence humaine, le philosophe s’est trouvé, en effet, confronté avec le problème du statut de la raison par rapport à la psychose, aux symptômes névrotiques, à l’inconscient, qui ont leur vérité , à la fois tragique, dynamique et prophétique. Mais, dépassant la simple perspective phénoménologique du «comprendre», rejoignant ici ou là les thèmes de l’antipsychiatrie, prenant enfin de flanc la psychanalyse elle-même, le discours philosophique, quitte à rendre désormais impossible sa cantate avec les deux autres, donne aujourd’hui à la schizophrénie une signification qui intéresse directement le champ social et politique. Il faut pour l’heure accueillir dans sa teneur brute cette théorie du désir et se contenter, sans trop chercher à savoir ce qu’elle doit à Marx, à Freud et à Nietzsche, d’esquisser les questions qu’elle pose à son tour.1. Schizophrénie et positivité du désirLes deux pôles de la schizophrénieLes machines-organesLe thème de la machine, ce n’est pas que le schizophrène se vive comme une machine, globalement. Mais il se vit traversé de machines, dans des machines et des machines en lui, ou bien adjacent à des machines. Ce ne sont pas ses organes qui sont des machines qualifiées. Mais ses organes ne fonctionnent qu’à titre d’éléments quelconques de machines, de pièces en connexion avec d’autres pièces extérieures (un arbre, une étoile, une ampoule, un moteur). Les organes connectés à des sources, branchés sur des flux entrent eux-mêmes dans des machines complexes. Il ne s’agit pas de mécanisme, mais de toute une machinerie très disparate. Avec le schizophrène, l’inconscient apparaît pour ce qu’il est: une usine. Bruno Bettelheim fait le tableau du petit Joey, l’enfant-machine qui ne vit, ne mange, ne défèque, ne respire ou ne dort qu’en se branchant sur des moteurs, des carburateurs, des volants, des lampes et des circuits réels, factices ou même imaginaires: «Il devait établir ces raccordements électriques imaginaires avant de pouvoir manger, car seul le courant faisait fonctionner son appareil digestif. Il exécutait ce rituel avec une telle dextérité qu’on devait regarder à deux fois pour s’assurer qu’il n’y avait ni fil ni prise...» (La Forteresse vide ). Même la promenade ou le voyage schizophrénique forme un circuit le long duquel le schizophrène ne cesse de fuir, suivant des lignes machiniques. Même les énoncés du schizophrène apparaissent, non plus comme des combinaisons de signes, mais comme le produit d’agencements de machines. Connect-I-Cut! crie le petit Joey. Louis Wolfson explique la machine à langage qu’il a inventée (un doigt dans une oreille, un écouteur radio dans l’autre, un livre étranger dans la main, des grognements dans la gorge, etc.) pour fuir et faire fuir la langue maternelle anglaise, et pouvoir traduire chaque phrase en un mélange de sons et de mots qui lui ressemblent, mais empruntés à toutes sortes de langues étrangères à la fois.Le caractère spécial des machines schizophréniques vient de ce qu’elles mettent en jeu des éléments tout à fait disparates, étrangers les uns aux autres. Ce sont des machines-agrégats. Et pourtant elles fonctionnent. Mais justement leur fonction est de faire fuir quelque chose et quelqu’un. On ne peut même pas dire que la machine schizophrénique est faite de pièces et d’éléments venus de différentes machines préexistantes. À la limite, le schizophrène fait une machine fonctionnelle avec des éléments derniers, qui n’ont plus rien à voir avec leur contexte, et qui vont entrer en rapport les uns avec les autres à force de ne pas avoir de rapport : comme si la distinction réelle, la disparité des différentes pièces devenait une raison pour les mettre ensemble, les faire fonctionner ensemble, conformément à ce que les chimistes appellent des liaisons non localisables. Le psychanalyste Serge Leclaire dit qu’on n’a pas atteint les éléments ultimes de l’inconscient tant qu’on n’a pas rencontré de pures singularités, soudées ou collées ensemble «précisément par l’absence de lien», termes disparates irréductibles qui ne sont joints que par une liaison non localisable comme «force même du désir» («La Réalité du désir», in Sexualité humaine ). Ce qui implique une remise en question de tous les présupposés psychanalytiques sur l’association des idées, les relations et les structures. Tel est l’inconscient schizophrénique: celui des derniers éléments qui font machine à force d’être ultimes et réellement distincts. Telles les séquences des personnages de Beckett: cailloux-poche-bouche; une chaussure-un fourneau de pipe-un petit paquet mou non déterminé-un couvercle de timbre de bicyclette-une moitié de béquille. Une machine infernale se prépare. Un film de Fields présente le héros en train d’exécuter une recette de cuisine d’après une émission de gymnastique: court-circuit entre deux machines, établissement d’une liaison non localisable entre éléments qui vont animer une machine explosive, une fuite généralisée, non-sens proprement schizophrénique.Le corps sans organesMais, dans la description nécessaire de la schizophrénie, il y a autre chose que les machines-organes avec leurs sources et leurs flux, leurs vrombissements, leurs détraquements. Il y a l’autre thème, celui d’un corps sans organes, qui serait privé d’organes, yeux bouchés, narines pincées, anus fermé, estomac ulcéré, larynx mangé, «pas de bouche, pas de langue, pas de dents, pas de larynx, pas d’œsophage, pas d’estomac, pas de ventre, pas d’anus» (Antonin Artaud, in 84 , 1948): rien qu’un corps plein comme une molécule géante ou un œuf indifférencié. On a souvent décrit cette stupeur catatonique où toutes les machines semblent arrêtées, et où le schizophrène se fige dans de longues attitudes rigides qu’il peut conserver des jours ou des années. Et ce ne sont pas seulement les périodes de temps qui distinguent les poussées dites processuelles et les moments de catatonie, c’est à chaque instant qu’une lutte semble se produire entre le fonctionnement exacerbé des machines et la stase catatonique du corps sans organes, comme entre deux pôles de la schizophrénie: l’angoisse spécifiquement schizophrénique traduit tous les aspects de cette lutte. Toujours une excitation, une impulsion se glissent au sein de la stupeur catatonique, toujours aussi de la stupeur et des stases rigides dans le fourmillement des machines, comme si le corps sans organes n’avait jamais fini de se rabattre sur les connexions machiniques, comme si les explosions d’organes-machines n’avaient jamais fini de se produire sur le corps sans organes.On ne croira pas toutefois que le véritable ennemi du corps sans organes soit les organes eux-mêmes. L’ennemi, c’est l’organisme, c’est-à-dire l’organisation qui impose aux organes un régime de totalisation, de collaboration, de synergie, d’intégration, d’inhibition et de disjonction. En ce sens, oui, les organes sont bien l’ennemi du corps sans organes qui exerce sur eux une action répulsive et dénonce en eux des appareils de persécution. Mais aussi bien, le corps sans organes attire les organes, se les approprie et les fait fonctionner dans un autre régime que celui de l’organisme, dans des conditions où chaque organe est d’autant plus tout le corps qu’il s’exerce pour lui-même et inclut les fonctions des autres. Les organes alors sont comme «miraculés» par le corps sans organes, suivant ce régime machinique qui ne se confond ni avec des mécanismes organiques ni avec l’organisation de l’organisme. Exemple: la bouche-anus-poumon de l’anorexique. Ou certains états schizoïdes provoqués par la drogue, tels que William Burroughs les décrit en fonction d’un corps sans organes: «L’organisme humain est d’une inefficacité scandaleuse. Au lieu d’une bouche et d’un anus qui risquent tous deux de se détraquer, pourquoi n’aurait-on pas un seul orifice polyvalent pour l’alimentation et la défécation? On pourrait murer la bouche et le nez, combler l’estomac et creuser un trou d’aération directement dans les poumons – ce qui aurait dû être fait dès l’origine» (Le Festin nu ). Artaud décrit la lutte vivante du corps sans organes contre l’organisme, et contre Dieu, maître des organismes et de l’organisation. Le président Schreber décrit les alternances de répulsion et d’attraction, suivant que le corps sans organes répudie l’organisation des organes ou, au contraire, s’approprie les organes sous un régime anorganique.Un rapport en intensitéC’est dire que les deux pôles de la schizophrénie (catatonie du corps sans organes, exercice anorganique des machines-organes) ne sont jamais séparés, mais engendrent à eux deux des formes où tantôt la répulsion l’emporte, tantôt l’attraction: forme paranoïde, et forme miraculante ou fantastique de la schizophrénie. Si l’on considère le corps sans organes comme un œuf plein, il faut dire que, sous l’organisation qu’il prendra, qu’il développera, l’œuf ne se présente pas comme un milieu indifférencié: il est traversé d’axes et de gradients, de pôles et de potentiels, de seuils et de zones destinées à produire plus tard telle ou telle partie organique, mais dont le seul agencement est pour le moment intensif. Comme si l’œuf était parcouru d’un flux d’intensité variable. C’est bien en ce sens que le corps sans organes ignore et répudie l’organisme, c’est-à-dire l’organisation des organes en extension, mais forme une matrice intensive qui s’approprie tous les organes en intensité. On dirait que les proportions d’attraction et de répulsion sur le corps sans organes schizophréniques produisent autant d’états intensifs par lesquels passe le schizophrène. Le voyage schizophrénique peut être immobile; et, même en mouvement, il se fait sur le corps sans organes, en intensité. Le corps sans organes est l’intensité égale à zéro, enveloppée dans toute production de quantités intensives, et à partir de laquelle ces intensités sont effectivement produites comme ce qui va remplir l’espace à tel ou tel degré. Les machines-organes sont donc comme les puissances directes du corps sans organes. Le corps sans organes est la pure matière intensive, ou le moteur immobile, dont les machines-organes vont constituer les pièces travailleuses et les puissances propres. Et c’est bien ce que montre le délire schizophrénique: sous les hallucinations des sens, sous le délire même de la pensée, il y a quelque chose de plus profond, un sentiment d’intensité, c’est-à-dire un devenir ou un passage. Un gradient est franchi, un seuil dépassé ou rétrogradé, une migration s’opère: je sens que je deviens femme, je sens que je deviens dieu, que je deviens voyant, que je deviens pure matière... Le délire schizophrénique ne peut être atteint qu’au niveau de ce «je sens», qui enregistre à chaque instant le rapport en intensité du corps sans organes et des organes-machines.C’est pourquoi nous croyons que la pharmacologie au sens le plus général a une extrême importance dans les recherches théoriques et pratiques sur la schizophrénie. L’étude du métabolisme des schizophrènes ouvre un vaste champ de recherche auquel participe la biologie moléculaire. Toute une chimie intensive et vécue semble capable de dépasser les dualités traditionnelles entre l’organique et le psychique, dans deux directions au moins: l’expérimentation des états schizoïdes induits par la mescaline, la bulbocapnine, le L.S.D., etc; la tentative thérapeutique de calmer l’angoisse du schizophrène, et pourtant de rompre la cuirasse catatonique pour faire repartir, remettre en mouvement les machines schizophréniques (emploi de «neuroleptiques incisifs», ou même de L.S.D.).La schizophrénie comme processusLa psychanalyse et la famille «schizogène»Le problème est à la fois celui de l’extension indéterminée de la schizophrénie et celui de la nature des symptômes qui en constituent l’ensemble. Car c’est en vertu de leur nature même que ces symptômes apparaissent émiettés, difficiles à totaliser, à unifier dans une entité cohérente et bien localisable: partout un syndrome discordant, toujours en fuite sur lui-même. E. Kraepelin avait formé son concept de démence précoce en fonction de deux pôles principaux: l’hébéphrénie comme psychose postpubertaire avec ses phénomènes de désagrégation, et la catatonie comme forme de stupeur avec ses troubles de l’activité musculaire. Quand E. Bleuler invente en 1911 le terme de schizophrénie, il insiste sur une fragmentation ou dislocation fonctionnelle des associations, qui fait de l’absence de lien le trouble essentiel. Mais ces associations fragmentées sont aussi l’envers d’une dissociation de la personne et d’une scission avec la réalité qui donnent une sorte de prépondérance ou d’autonomie à une vie intérieure rigide et fermée sur elle-même (l’«autisme», que Bleuler souligne de plus en plus: «Je dirais presque que le trouble primitif s’étend surtout à la vie des instincts»). Il semble qu’en fonction de l’état actuel de la psychiatrie la détermination d’une unité compréhensive de la schizophrénie n’ait pu être cherchée dans l’ordre des causes ni des symptômes, mais seulement dans le tout d’une personnalité troublée que chaque symptôme exprime à sa manière. Ou mieux encore, selon E. Minkowski et surtout L. Binswanger, dans les formes psychotiques de l’«être-dans-le-monde», de sa spatialisation et de sa temporalisation («saut», «tourbillon», «ratatinement», «marécagisation»). Ou bien dans l’image du corps, suivant les conceptions de Gisela Pankow, qui utilise une méthode pratique de restructuration spatiale et temporelle pour conjurer les phénomènes de dissociation schizophréniques et les rendre accessibles à la psychanalyse («réparer les zones de destruction dans l’image du corps et trouver un accès à la structure familiale»).Toutefois, la difficulté est de rendre compte de la schizophrénie dans sa positivité même, et comme positivité, sans la réduire aux caractères de déficit ou de destruction qu’elle engendre dans la personne, ni aux lacunes et dissociations qu’elle fait apparaître dans une structure supposée. On ne peut pas dire que la psychanalyse nous sorte d’un point de vue négatif. C’est qu’elle a avec la psychose un rapport essentiellement ambigu. D’une part, elle sent bien que tout son matériel clinique lui vient de la psychose (c’est déjà vrai de l’école de Zurich pour Freud, c’est encore vrai pour Melanie Klein et pour Jacques Lacan: toutefois, la psychanalyse est sollicitée par la paranoïa plus que par la schizophrénie). D’autre part, la méthode psychanalytique, entièrement taillée sur les phénomènes de névrose, éprouve les plus grandes difficultés à trouver pour son compte un accès aux psychoses (ne serait-ce qu’en vertu de la dislocation des associations). Freud proposait entre névrose et psychose une distinction simple, d’après laquelle le principe de réalité est sauvé dans la névrose au prix d’un refoulement du «complexe», tandis que, dans la psychose, le complexe apparaît dans la conscience au prix d’une destruction de réalité qui vient de ce que la libido se détourne du monde extérieur. Les recherches de Lacan fondent la distinction du refoulement névrotique, qui porte sur le «signifié», et de la forclusion psychotique, qui s’exerce dans l’ordre symbolique lui-même au niveau originel du «signifiant», sorte de trou dans la structure, place vide qui fait que ce qui est forclos dans le symbolique va réapparaître dans le réel sous forme hallucinatoire. Le schizophrène apparaît alors comme celui qui ne peut plus reconnaître ou poser son propre désir. Le point de vue négatif se trouve renforcé dans la mesure où la psychanalyse demande: qu’est-ce qui manque au schizophrène pour que le mécanisme psychanalytique «prenne» sur lui?Se peut-il que ce qui manque au schizophrène soit quelque chose en Œdipe? Une défiguration du rôle maternel jointe à une annihilation du père, dès le plus jeune âge, toutes deux expliquant l’existence d’une lacune dans la structure œdipienne? À la suite de Lacan, Maud Mannoni invoque «une forclusion initiale du signifiant du père», telle que «les personnages œdipiens sont en place, mais, dans le jeu des permutations qui s’effectue, il y a comme une place vide. Cette place demeure énigmatique, ouverte à l’angoisse que suscite le désir» (Le Psychiatre, son fou et la psychanalyse ). Toutefois, il n’est pas sûr qu’une structure malgré tout familiale soit une bonne unité de mesure de la schizophrénie, même si l’on étend cette structure à trois générations en y enveloppant les grands-parents. La tentative d’étudier des familles «schizogènes», ou des mécanismes schizogènes dans la famille, semble un lieu commun de la psychiatrie traditionnelle, de la psychologie, de la psychanalyse et même de l’antipsychiatrie. Le caractère décevant de ces tentatives vient de ce que les mécanismes invoqués (par exemple, le double bind de G. Bateson, c’est-à-dire l’émission simultanée de deux ordres de messages dont l’un contredit l’autre: «Fais ceci, mais surtout ne le fais pas...») appartiennent effectivement à la banalité quotidienne de chaque famille, et ne nous font nullement pénétrer dans le mode de production d’un schizophrène. Même si l’on élève les coordonnées familiales à une puissance proprement symbolique en faisant du père une métaphore, ou du nom-du-père un signifiant coexistensif au langage, il ne semble pas qu’on sorte d’un discours étroitement familial en fonction duquel le schizophrène se définit négativement, par la forclusion supposée du signifiant.Une percée vers «plus de réalité»C’est curieux, comme l’on ramène le schizophrène à des problèmes qui ne sont pas les siens, de toute évidence: père, mère, loi, signifiant; le schizophrène est ailleurs, et ce n’est certes pas une raison pour conclure qu’il manque de ce qui ne le concerne pas. Sur ce point Beckett et Artaud ont tout dit: résignons-nous à l’idée que certains artistes ou écrivains ont eu sur la schizophrénie plus de révélations que les psychiatres et les psychanalystes. C’est la même erreur, finalement, qui fait définir la schizophrénie en termes négatifs ou de manque (dissociation, perte de réalité, autisme, forclusion) et qui mesure la schizophrénie à une structure familiale dans laquelle ce manque est repéré. En fait, le phénomène du délire n’est jamais la reproduction même imaginaire d’une histoire familiale autour d’un manque. C’est au contraire un trop-plein de l’histoire, une vaste dérive de l’histoire universelle. Ce que le délire brasse, ce sont les races, les civilisations, les cultures, les continents, les royaumes, les pouvoirs, les guerres, les classes et les révolutions. Et il n’y a nul besoin d’être cultivé pour délirer en ce sens. Il y a toujours un Nègre, un Juif, un Chinois, un Grand Mogol, un Aryen dans le délire; tout délire est de la politique et de l’économie. Et l’on ne croira pas qu’il s’agit seulement de l’expression manifeste du délire: le délire exprime plutôt lui-même la manière dont la libido investit tout un champ social historique, et dont le désir inconscient épouse ses ultimes objets. Même lorsque le délire semble manier les thèmes familiaux, les trous, les coupures, les flux qui traversent la famille et la constituent comme schizogène sont de nature extra-familiale et font intervenir l’ensemble du champ social dans ses déterminations inconscientes. Comme dit très bien Marcel Jaeger, «n’en déplaise aux grands prêtres de la psychiatrie, les propos tenus par les fous n’ont pas seulement l’épaisseur de leurs désordres psychiques individuels: le discours de la folie s’articule sur un autre discours, celui de l’histoire, politique, sociale, religieuse, qui parle en chacun d’eux» «L’Underground de la folie», in Partisans , fév. 1972). Le délire ne se construit pas autour du nom-du-père, mais sur les noms de l’histoire. Noms propres: on dirait que les zones, les seuils ou les gradients d’intensité que le schizophrène traverse sur le corps sans organes (je sens que je deviens...) sont désignés par de tels noms de races, de continents, de classes ou de personnes. Le schizophrène ne s’identifie pas à des personnes, il identifie sur le corps sans organes des domaines et des régions désignés par des noms propres.C’est pourquoi nous avons tenté de décrire la schizophrénie en termes positifs. Dissociation, autisme, perte de réalité sont des termes commodes avant tout pour ne pas écouter les schizophrènes. Dissociation est un mauvais mot pour désigner l’état des éléments qui entrent dans ces machines spéciales, les machines schizophrènes positivement déterminables – nous avons vu à cet égard le rôle machinique de l’absence de lien. «Autisme» est un très mauvais mot pour désigner le corps sans organes, et tout ce qui se passe sur lui, qui n’a rien à voir avec une vie intérieure coupée de la réalité. Perte de réalité, comment dire cela de quelqu’un qui vit proche du réel à un point insupportable («cette émotion qui rend à l’esprit le son bouleversant de la matière», écrit Artaud dans Le Pèse-Nerfs )? Au lieu de comprendre la schizophrénie en fonction des destructions qu’elle introduit dans la personne, ou des trous et lacunes qu’elle fait apparaître dans la structure, il faut la saisir comme processus . Lorsque Kraepelin tentait de fonder son concept de démence précoce, il ne le définissait ni par des causes ni par des symptômes, mais par un processus, par une évolution et un état terminal. Seulement, cet état terminal, Kraepelin le concevait comme une désagrégation complète et définitive, justifiant l’enfermement du malade en attendant sa mort. C’est d’une tout autre façon que Karl Jaspers, puis aujourd’hui R. D. Laing comprennent la riche notion de processus: une rupture, une irruption, une percée qui brise la continuité d’une personnalité, l’entraînant dans une sorte de voyage à travers un «plus de réalité» intense et effrayant, suivant des lignes de fuite où s’engouffrent nature et histoire, organisme et esprit. C’est cela qui se joue entre les organes-machines schizophréniques, le corps sans organes et les flux d’intensité sur ce corps, opérant tout un branchement de machines et toute une dérive de l’histoire.Il est facile à cet égard de distinguer la paranoïa et la schizophrénie (même les formes dites paranoïdes de la schizophrénie): le «laissez-moi tranquille» du schizophrène et le «je ne vous laisserai pas tranquille» du paranoïaque; la combinatoire des signes dans la paranoïa, les agencements machiniques de la schizophrénie; les grands ensembles paranoïaques et les petites multiplicités schizophréniques; les grands plans d’intégration réactionnelle dans la paranoïa et les lignes de fuite actives dans la schizophrénie. Si la schizophrénie apparaît comme la maladie de l’époque actuelle, ce n’est pas en fonction de généralités concernant notre mode de vie, mais par rapport à des mécanismes très précis de nature économique, sociale et politique. Nos sociétés ne fonctionnent plus à base de codes et de territorialités, mais au contraire sur fond d’un décodage et d’une déterritorialisation massive. Contrairement au paranoïaque dont le délire consiste à restaurer des codes, à réinventer des territorialités, le schizophrène ne cesse d’aller plus loin dans le mouvement de se décoder lui-même, de se déterritorialiser (la percée, le voyage ou le processus schizophrénique). Le schizophrène est comme la limite de notre société, mais la limite toujours conjurée, réprimée, abhorrée. Le problème de la schizophrénie est bien posé par Laing: comment faire pour que la percée (breakthrough ) ne devienne pas effondrement (breakdown )? Comment faire pour que le corps sans organes ne se referme pas, imbécile et catatonique? Pour que l’état aigu triomphe de son angoisse, mais sans faire place à un état chronique abruti, et même à un état final d’effondrement généralisé, comme on le voit à l’hôpital? Il faut bien dire que les conditions de l’hôpital, non moins que les conditions familiales, sont peu satisfaisantes à cet égard; et les grands symptômes négatifs d’autisme, de perte de réalité, sont souvent des produits de la familialisation comme de l’hospitalisation. Sera-t-il possible de conjuguer la puissance d’une chimie vécue et d’une analyse schizologique pour faire que le processus schizophrénique ne tourne pas dans son contraire, c’est-à-dire dans la production d’un schizophrène bon pour l’asile? Et dans quel type de groupe, dans quelle sorte de collectivité?2. Schizophrénie et schizo-analyseIl serait outrecuidant, et personne ne le réclame, d’imposer aux psychologues, aux psychanalystes, aux psychiatres, de renoncer brusquement à leurs méthodes pour adopter les vues de la naissante schizo-analyse. Ce qui compte en matière clinique, c’est la vérification d’un diagnostic et d’une thérapeutique par des guérisons effectives ou des rémissions prolongées. Une nosographie correcte, des listes de symptômes, voire un changement de regard dans l’observation ne suffisent pas. Cependant il faut prendre date. La schizo-analyse apporte des promesses. Elle mérite attention avant même d’enregistrer des résultats. Ou plutôt elle mérite discussion pour qu’on sache si elle peut obtenir des résultats, et lesquels (notamment en utilisant au bénéfice de la cure la notion de fantasme de groupe).Une théorie du désir et de la sociétéDans la teneur actuelle de ses textes, la schizo-analyse est une théorie du désir, de la machinerie et des machinations du désir, en même temps qu’une théorie de la société et de l’État (plus exactement, de la fuite active de tout grégarisme, de la lutte contre tout système, toute organisation, où la machine sociale enraye le mouvement des «machines libidinales» au lieu de le servir).Son propos est de montrer que la schizophrénie ne doit pas être considérée seulement de façon négative, pathologique, comme entité clinique , qu’elle doit être considérée d’abord de façon positive, salubre et salutaire, comme processus , comme effectuation et réalisation du désir (il est regrettable néanmoins que l’emploi du même terme pour les deux usages entraîne des risques de méprise).Elle estime que le désir, rendu à lui-même, replacé là où il opère, dans l’inconscient, est une énergie libre, non codée, non codable, capable de briser les moules qu’on lui applique, les mises en forme qu’on lui prescrit, capable d’ébranler ou de contester tout ordre établi: il «défait toutes les terres au profit de celle qu’il crée». Cette énergie est, de soi, si vigoureuse et si imprévisible, si altière et si farouche, en somme si révolutionnaire, qu’habituellement nul n’a le courage d’en prendre acte, de la vouloir telle qu’elle est, de la laisser se déployer. Les individus, comme les groupes, reculent épouvantés devant le caprice et la violence de cette force nue («les flux non codés du désir»). Ils la brident, ils la méconnaissent; ils n’en retiennent que ce qui peut, sans trop de heurts, passer dans le circuit social (ce qui est un premier refoulement: celui de la production désirante elle-même), en attendant que la société l’encadre à coups de représentations, la mate à coups d’interdits, la défigure et la discrédite à coups de préjugés qui deviennent autant de jugements reçus, dans tel milieu, à telle époque (cela est le refoulement proprement dit, la répression sociale intériorisée).Seule exception parmi ces esclaves qui aiment leurs chaînes, qui s’en chargent eux-mêmes, le schizophrène: du moins le schizophrène qui réussit sa percée, qui sort du cercle sans perdre son équilibre, non le schizophrène d’asile ou d’hôpital, en qui le processus a bien commencé, mais se trouve soudain dévié, contrarié, figé, interrompu.La schizo-analyse étudie simultanément, et globalement, la façon dont la machine sociale, au cours de l’histoire, s’est comportée vis-à-vis des machines de désir, comment elle a favorisé ou entravé, autorisé ou contrôlé leur fonctionnement (codes des sociétés sauvages, surcodage des sociétés barbares, de l’impérialisme despotique, décodage et axiomatisation de la société capitaliste).Le paradoxe veut que le capitalisme, qui est notre moment de culture (civilisation de l’argent, de l’industrie, de la science, de la bureaucratie, de la croissance économique et technologique), soit le mode d’organisation qui «schizophrénise» le plus et qui libère le moins. Car il est en proie à des tendances contradictoires. Il engendre la schizophrénie comme son surproduit et comme sa limite de rupture. Mais s’il affranchit le désir en ruinant les tabous, les traditions, les croyances, il le pervertit, il le voue à l’artifice; il ne l’arrache aux anciennes contraintes, aux vieux mythes, qu’en lui donnant l’illusion d’une autonomie privée (individuelle, familiale) qui est, en réalité, conditionnée, factice, avide et, de surcroît, culpabilisée. En fait, il ne décode les flux du désir que pour les recoder à sa manière, conférant à l’État une souveraineté d’autant plus redoutable qu’elle suscite des «formations coloniales intimes», des enclaves où les libertés pensent s’éduquer en subissant les manœuvres d’agents collectifs étrangers. Le capitalisme était une chance d’ouverture et il est l’aliénation la plus subtile, la plus délétère. Il faut saisir la chance et déjouer le piège. Il faut préserver l’appareil technique et récuser l’appareil idéologique, étatique et policier. Il faut joindre une efficacité matérielle, une maîtrise des moyens à une affirmation de soi qui pour chacun dégage sa singularité, son originalité, sa différence.Schizo-analyse et marxismeLa grande idée de la schizo-analyse est là: le monde moderne a dénoué toutes les attaches, il a pratiqué toutes les coupures, sauf une, celle qui précisément eût été décisive, celle qui n’eût pas scindé machine sociale et machines désirantes (car elles ne font qu’un, leur distinction n’est pas de nature, elle est d’échelle, d’ordre de grandeur, de régime), mais qui eût empêché la machine sociale de se reconstituer en machine à écraser le désir, soit au nom d’un idéal transcendant, qui n’est que fiction mensongère, soit au nom d’une régulation immanente, rationnelle, démocratique, qui sert de couverture abstraite à des intérêts concrets. Mais le «schizo» témoigne qu’une autre histoire, un autre monde, un autre fonctionnement du désir sont possibles; qu’il n’a pas à s’adapter à une société qui le rejette parce qu’il la rejette (la psychanalyse œdipienne et familiste voudrait au contraire les réconcilier); qu’il revient plutôt à la société, en tout cas à des groupes de pointe, de surmonter la passion d’assujettir, pour que la schizoïdie (entendue comme processus de singularisation prépersonnelle et subsociale) ne soit plus un repliement séparateur, un délire d’effondrement, mais un accès à la connaissance vraie de chaque machine désirante, un retour à la positivité du désir (lequel n’est pas un manque, mais une exigence à laquelle on manque dès qu’on abdique devant des puissances extérieures, dès qu’on permet à un pouvoir qui n’est pas le sien de l’opprimer ou de la mutiler).L’éloge du désir comme investissement social, la proclamation de son appartenance à l’infrastructure, non aux superstructures, de son indépendance foncière, de sa résistance, non au partage, non à la communication, mais aux identifications forcées, en particulier à l’œdipianisation, qui est soupçon du père contre le fils avant d’être rivalité, puis résignation du fils à l’égard du père; l’éloge d’un «machinalisme», qui repense toute production, celle des appétits, celle du travail, celle des rapports humains, celle des activités de l’esprit, en termes naturalistes ou en termes d’économie, de cybernétique, d’informatique; l’éloge de la «différence», de la multiplicité intensive qui conditionne l’éclosion de la personnalité (mieux, son éclatement créateur) et qui défend de l’unifier (par ukase de logicien ou par réduction à des modèles jugés conformes); l’éloge de la folie, c’est-à-dire une dérive mentale qui suit de trop près et qui reproduit trop bien la dérive générale des groupes en folie ou d’une marginalité qui s’expulse elle-même de la société quand la société muselle le désir; l’éloge d’une politique qui subordonne la machine sociale aux machines singulières, qui coupe court non seulement au règne des maîtres, mais à l’enfance du chef, tout cela est un heureux complément au marxisme, voire une correction (dont Spinoza et Nietzsche sont en partie les inspirateurs).Le problème demeure de savoir si le social n’a aucune spécificité, s’il n’ajoute rien (mais non quelque chose qui soit aussitôt qualifié de perturbant, de nocif) à l’enchevêtrement des machineries particulières; si un type de société, ou quel type de société, parviendra jamais à réunir, à ajuster, à coupler dans une réciprocité harmonieuse la production sociale (molaire) et la production désirante (moléculaire); si l’inconscient se résout pour son compte en «positions différentielles», en «liaisons non localisables», en «multiplicités pures», en composantes totalement hétérogènes; si la mise à nu d’un tel inconscient, d’un inconscient qui ne signifie pas, qui «ne veut rien dire»; mais qui agit et qui fait ce qu’il peut, atteint en sa racine une créativité féconde; si enfin, pour conclure sur la schizophrénie, la ressource de n’être rien, de devenir toutes choses, d’assumer tous les personnages, d’éprouver tous les états, de porter tous les noms, bref d’égaler le moi à l’histoire universelle, conduit à une solitude de défi ou à une disponibilité, à un accueil illimités, si elle prépare à remplir des rôles sociaux, des tâches déterminées, sans être dupe et sans être meurtri.
Encyclopédie Universelle. 2012.